VIII
Les Wo apprennent à devenir chinois ; ils échangent des perles contre du papier plié.
Le soir tombait quand Ti ramena son protégé à l’enclos des barbares. Les leçons n’y passaient pas inaperçues, qu’il s’agît du fumet des fritures que M. Citrouille s’obstinait à rater, des effrayants bouquets de branches mortes composés par M. Chou, ou des tentatives de M. Champignon-noir pour imiter les évolutions harmonieuses des moines de Shaolin. Les figures des maîtres, leur mutisme et les objets abandonnés en tas dans tous les coins témoignaient d’un profond marasme.
Selon le traducteur, les Wo étaient mécontents de l’enseignement qu’ils recevaient à l’intérieur de l’enclos. Ils estimaient avoir assimilé la majeure partie de ce que leurs professeurs avaient d’utile à leur apprendre. Ils ne les jugeaient pas à la hauteur et s’irritaient de perdre leur temps. Pour progresser davantage, il leur fallait des instruments, des ateliers, des livres, et rencontrer d’autres experts. De leur côté, les maîtres les accusaient d’avoir la manie de tout vouloir améliorer, comme si les arts chinois, créés par la main même des dieux, avaient été perfectibles. Ils étaient vexés, et chacun boudait dans son coin.
Ce résultat bancal n’était pas un triomphe pour la culture chinoise. Quant au bellâtre, il n’avait rien trouvé à apprendre. Le vieux sage taoïste qu’on lui avait affecté était le plus remonté du lot. Sa barbiche blanche frémissait de rage.
— J’ignore ce que cet écervelé est venu apprendre chez nous, mais ce ne sont certainement pas les vertus de la Voie !
Ti se félicita de ce qu’il y eût au moins un cancre parmi eux. Il s’apprêtait à tenter une réconciliation générale quand survint Lu Wenfu, fort stressé. Il était accouru tout droit depuis son bureau des Invités d’État. Leur réception dans la Cité interdite venait d’être fixée au lendemain. Or il était d’usage qu’un membre du bureau des Invités inculque aux nouveaux venus les bonnes manières chinoises. Les Wo avaient jusqu’au lever du jour pour assimiler un strict protocole d’une importance primordiale.
Ti venait de leur souhaiter bon courage quand Lu Wenfu l’arrêta :
— Je vous rappelle que tout échec retombera sur le mandarin en charge.
L’intéressé se dit que la nuit allait être longue.
Il convenait tout d’abord de leur faire mémoriser les titres de politesse. On ne devait faire référence à Sa Majesté que par les termes de « Dragon » ou de « Fils du Ciel ». Par chance, cette expression leur était familière :
— Empereur à nous aussi « Fils du Ciel », indiqua M. Calebasse.
— Oui, mais ce n’est pas le même ciel, répondit le secrétaire. Et puis vous éviterez ce genre de propos à l’intérieur de la Cité interdite.
La deuxième leçon portait sur la bonne exécution des prosternations. Le ko-teou était de rigueur chaque fois que l’on devait remercier l’empereur, qu’il soit présent ou qu’il ait été simplement évoqué. La diplomatie chinoise n’était pas faite pour les genoux fragiles ni pour les dos raides. Les Wo s’entraînèrent avec ardeur.
— Ce n’est pas mal, les encouragea M. Lu. Encore plus bas. Frappez bien le sol de votre front. N’hésitez pas à vous humilier totalement. Vous devez sentir au plus profond de vous-mêmes que vous n’êtes rien, que vous perdez toute existence face à la grandeur du Dragon, du pouvoir suprême, de la Chine !
On passa en revue une infinité de questions d’étiquette qui n’avaient rien de désuet. Il s’agissait non seulement de dégrossir les représentants de Wo, mais aussi de leur faire percevoir quelle position occupait l’empire du Milieu dans l’univers.
— Voyez-vous, résuma Lu Wenfu, notre empire est au centre du monde. C’est un fait établi par nos astronomes comme par nos géographes.
— Ça curieux, dit M. Radis. Savants à nous mettre pays Wa au centre.
Les mandarins essayèrent de ne pas rire.
— Vous avez bien fait de venir, nous allons rectifier tout ça, promit M. Lu.
Il leur décrivit le décorum de l’audience, les trois centaines de gardes, la cinquantaine d’eunuques et de musiciennes.
— En petit comité, donc, conclut avec une moue le secrétaire, fâché de perdre sa nuit pour si peu de chose.
La lourdeur du protocole finit par inquiéter ses élèves. Ils redoutaient le sort qu’on leur réserverait s’ils commettaient un faux pas, aussi se renseignèrent-ils sur le caractère du « Fils du Ciel » d’ici. M. Calebasse était particulièrement gêné :
— Notre empereur… parfois, lui pas très gentil.
— Voilà encore une différence avec chez nous, expliqua Ti. Notre empereur à nous se montre toujours gentil. Et l’impératrice ! Ouh ! Une louche de miel !
Les visiteurs supportèrent tout avec le sourire : les exercices d’humiliation, les titres, grades et compliments à mémoriser, le froid, la fatigue et les articulations douloureuses.
— Pourquoi souriez-vous tout le temps ? ne put s’empêcher de s’étonner le juge.
— Nous ravis ! répondit M. Chou. Échappé à danger mer hostile, découvrir pays merveilleux et, surtout, surtout, plus vivre dans affreuse île des Wa.
Ti jugea qu’il était temps d’en apprendre davantage sur ces contrées lointaines.
— Qu’a-t-il d’affreux, votre rocher ?
Ils hésitèrent à répondre. Il apparut qu’il se déroulait là-bas une guerre civile permanente autour du pouvoir. La dynastie en place avait accédé au trône par l’assassinat de la précédente au grand complet. On y manquait de tout ce qui faisait une grande civilisation : de savants traités, d’arts raffinés, et même d’une religion unifiée.
Le secrétaire Lu les jugea irrécupérables.
L’aube n’allait plus tarder. Ils enfilèrent leurs plus belles tenues et tout le monde prit une collation autour du brasero, en attendant l’appel. Ti en profita pour s’informer un peu par l’intercession du zhangke.
L’histoire récente du Dongyang l’horrifia. C’était, depuis des lustres, une suite de meurtres plus violents les uns que les autres, sans parler des incestes. Longtemps Temmu, le souverain en exercice, avait occupé la place de prince héritier de son frère Tenji, à qui aucune épouse de haut rang n’avait donné de fils. Sur ses vieux jours, Tenji commit l’erreur de vouloir transmettre son trône à son fils Otomo, né d’une vague concubine, qui n’était qu’un jeune homme sans appuis. L’oncle Temmu, en revanche, avait eu le temps de se constituer un solide réseau d’alliés. Écarté de la succession, il avait feint d’entrer en religion pour attendre le moment de déclencher une guerre fratricide. Contraint à une fuite honteuse, son neveu s’était pendu pour ne pas tomber entre les mains du vainqueur, qui avait brûlé la capitale et massacré sa population. Il avait élevé Asuka, son repaire, au rang de nouvelle capitale. Puis il avait épousé sa nièce, dame Unonosarara. Il y avait à peine cinq ans de cela.
Visiteur numéro quatre cracha par terre. Ti en déduisit que l’impératrice des Wo avait le même problème de popularité que celle des Tang. Le crachat mis à part, les Wo avaient égrené cette série de crimes abominables sans ciller. Ti se pencha discrètement vers le secrétaire Lu.
— Ils ne sont pas aussi pacifiques qu’ils en ont l’air.
Lu Wenfu avait lui aussi tiré ses conclusions :
— Nous confions notre belle culture à des brutes !
Le comble était que la veuve du neveu déposé, la princesse Toochi, était précisément la fille de Temmu, l’oncle usurpateur. La nouvelle impératrice l’avait contrainte à se retirer dans un monastère, où, sans doute, elle ne ferait pas de vieux os.
À l’évocation de la malheureuse, les Wo s’inclinèrent en direction du soleil levant.
— Grâce au Ciel, ces horreurs n’ont pas cours chez nous ! se félicita le secrétaire Lu.
Ti avait une vision plus nuancée de la politique métropolitaine :
— Je me suis laissé dire que certains princes des Tang avaient récemment disparu dans des circonstances mystérieuses.
— Mais le peuple n’en sait rien ! répondit M. Lu. La dignité reste intacte. Tout ce qui se passe dans la Cité interdite a pour but de maintenir l’ordre du Ciel. Cela n’a rien à voir avec ces massacres anarchiques et bruyants.
Ti en déduisit qu’apprendre la civilisation aux Wo consisterait à leur inculquer la manière de s’entre-tuer dans l’atmosphère feutrée et discrète de palais aux toits jaunes.
L’heure du dragon venait d’être annoncée par les crieurs quand un eunuque se présenta pour emmener les délégations. De tous les pavillons de l’enclos sortirent les représentants étrangers en file indienne. Tous avaient enfilé les plus beaux atours de leur nation. En tête marchaient les ambassadeurs, munis d’une tablette de jade où étaient gravés en chinois le nom de leur pays et celui de leur souverain.
Les fonctionnaires du bureau des Baldaquins, Dais et Voilages avaient dressé une tente devant la porte de l’enclos. L’introducteur de la Cour en sortit, suivi d’assistants chargés de rouleaux de soie.
— Muni d’un ordre impérial, je viens honorer l’ambassadeur des Wo, déclara-t-il, conformément au binli.
Visiteur numéro un rendit hommage au messager par une flexion du buste, les bras croisés sur la poitrine. L’émissaire lui présenta à deux mains un rouleau de soie et déclara qu’un décret allait être prononcé.
L’intéressé était supposé se mettre à genoux, mais l’introducteur lui en épargna la peine :
— Le décret dispense l’ambassadeur de s’agenouiller.
Une fois qu’il eut entendu lecture de l’édit de bienvenue, Son Excellence Calebasse se tourna vers le nord, là où vivait le souverain des Tang, et exécuta deux ko-teou en signe de gratitude. Il put alors quitter l’enclos en compagnie de l’émissaire, dont la prééminence avait été clairement marquée : il ne s’était pas livré, lui, à la moindre prosternation.
Il était de coutume de convoquer les invités avant le lever du jour. Les nuits d’hiver étaient glaciales. Les représentants étrangers achetèrent des gâteaux cuits à la vapeur qu’ils fourrèrent dans leurs manches pour les garder au chaud. Les autres délégations jetaient discrètement des coups d’œil à la tablette de M. Calebasse. Il y était écrit en japonais « Tenno », ce qui signifiait en chinois : « souverain céleste de Wo ».
Depuis quinze ans, le monarque des Tang avait sa résidence officielle au palais Daming, un édifice récent qui s’élevait au nord-est de la Cité interdite. On y accédait par une esplanade de six cents mètres de long. Les diplomates qu’on avait rassemblés là piétinaient dans la neige et discutaient pour tuer le temps. Gagnés par l’ennui et par la sédition, certains tenaient leur tablette de travers, parlaient fort ou s’aventuraient au-delà de la place, où les rattrapaient les gardes. On dut les rappeler à l’ordre. Le moindre écart exposait à une sanction qui allait du coup de bâton à la suppression d’un mois de pension.
Tout ce beau monde chamarré tapait des pieds, se promenait en agitant les bras pour éviter de geler sur place. Avec leurs plumes, leurs curieux bonnets de toutes les formes, leurs blouses brodées, on aurait dit les participants à une grande cérémonie chamanique rassemblés pour l’invocation de quelque divinité des steppes.
Parmi les plus étonnants, Ti remarqua l’ambassadeur de Malgal, capitale des Mohe, cette féroce tribu du Nord-Est. Il était vêtu d’une longue tunique, d’une toque noire fourrée et d’un pantalon pelucheux qui le faisaient ressembler à un gros panda. L’ambassadeur de Silla n’était pas mal non plus, avec son chapeau cornu, ses longues manches et sa culotte bouffante.
— Nous sommes sur la Lune ! s’écria Lu Wenfu. Venez voir les Luniens !
Il avait découvert l’ambassadeur d’une terre lointaine nommée « Empire romain d’Orient ». Son incroyable manteau à large col, maintenu par une ridicule petite ceinture de cuir pleine de trous ronds, n’était rien à côté de sa calvitie qui s’ouvrait dans d’étranges cheveux tordus, de ses gros sourcils broussailleux et de son nez pointu qui lui faisait un profil de mouche. Si les autres étrangers n’avaient pas tous la grâce innée des Chinois de pure souche, celui-là était sans conteste un monstre engendré par le chaos.
Ti nota qu’il persistait entre les Wo et les autres délégations un espace vide, comme s’ils avaient été atteints de quelque mal suspect.
— Eux croire meilleurs que nous, expliqua M. Piment.
Ti avait un proverbe pour ce genre de situation :
— Nous appelons ça « se prendre pour une fleur et prendre les autres pour des résidus de caillé de soja ».
Il n’y eut pas de lever de soleil. L’obscurité vira insensiblement du noir au gris. La neige et le ciel couvert gommaient toutes les couleurs vives du bâtiment impérial. Émissaires et mandarins avaient été transportés à l’intérieur d’une peinture à l’encre de suie tracée sur un parchemin terne. La magnificence de l’architecture prenait un aspect fantomatique. C’était la maison de quelque génie inquiétant qui se dressait devant eux avec ses toits aux extrémités recourbées et ses interminables espaces de représentation.
On appela les invités. Le secrétaire Lu leur adjoignit l’interprète.
— N’oubliez pas : vous ne parlez pas un mot de notre langue !
Ils pénétrèrent dans la première cour et gravirent l’escalier en « queue de dragon », de quatre-vingts mètres de long, qui conduisait à la salle Hanyuan, surélevée de quinze mètres. Tout était conçu pour impressionner : s’ils regardaient en bas, les Wo avaient l’impression que les plus grandes choses étaient minuscules ; mais s’ils regardaient en haut, le trône de jade semblait suspendu dans le ciel. Cela créait un sentiment de domination pour l’empereur, de crainte et de subordination pour ses visiteurs.
Une dispute éclata entre l’ambassadeur ouïgour et celui des Tadjiks pour savoir qui entrerait le premier. Un interprète de la Cour mit fin à l’algarade en leur permettant d’entrer en même temps par deux portes latérales.
Le trône et son dais étaient adossés au mur nord. On avait déployé un carillon de cloches dont la disposition en carré figurait les murs du palais. Ti compta douze tambours, autant de fifres et cinq chars cérémoniels. Les emplacements des principaux participants étaient indiqués par des tablettes noires où leurs noms avaient été inscrits en rouge.
Le protocole était calqué sur le système solaire : les pays étrangers gravitaient autour de la Chine comme les planètes et leurs satellites autour du Soleil. Le premier rang revint aux « pays voisins », les vassaux de l’empire, dont les chefs étaient considérés comme des « sujets extérieurs » des Tang. On appela donc les ressortissants des royaumes coréens, du Cambodge, du Qidan et du Mohe. Venaient ensuite les nations des « pays éloignés », les alliés : l’Iran, le Tibet, les Jiankun du Ienisseï et les Turcs.
Les Wo appartenaient à la classe des « pays isolés », dont les dirigeants étaient incapables de maintenir un contact régulier avec la Chine, par conséquent des gens de faible importance. Un général en armure dorée avait été délégué au règlement des réclamations, probablement parce qu’il avait une mine à distribuer des taloches.
Un bruit attira l’attention. Un différend venait d’éclater entre les ambassadeurs des Turcs de l’Ouest, des Turqishi et des Turcs orientaux, qui ne pouvaient pas se souffrir. Soucieux de n’être pas en reste, M. Calebasse jugea opportun d’émettre une plainte, lui aussi. Il rappela que les Coréens de Silla avaient longtemps payé tribut à son souverain ; comment le représentant de ce royaume pouvait-il avoir la préséance ? Le général en convint et intervertit leurs deux places, de sorte que M. Calebasse se trouva à côté du représentant du califat de Dashi.
La garde d’honneur Huanghui entra dans la salle, suivie du chef des musiciennes. Les gardes du corps se déployèrent avec lances et hallebardes. Le superviseur des rites et ses hérauts prirent position. Une fois que le chancelier eut constaté l’instauration de la sécurité maximale, le palanquin impérial put arriver.
Vêtu d’une ample robe de coton rouge sombre, l’empereur portait un couvre-chef d’où tombait un rideau de perles qui lui masquait le haut du visage.
Son apparition fut célébrée par les clameurs des gardes, le tintement des cloches et les roulements des tambours. On fit semblant de ne pas voir que ses mains tremblaient. Ses paupières s’avachissaient sur des yeux inexpressifs. Deux eunuques postés de chaque côté se tenaient prêts à rattraper sa tiare ou même, au besoin, sa personne.
Le large paravent ajouré déployé derrière le trône ne pouvait servir qu’à dissimuler l’impératrice Wu, qui sans doute avait souhaité assister à la cérémonie afin de voir à quoi ressemblaient ces créatures des îles lointaines. On racontait que rien de ce qui touchait à la politique étrangère ne lui échappait. La vue de son impérial époux ne laissait guère de doute à ce sujet.
Un incident fit frémir les responsables du protocole. L’envoyé du califat de Dashi, tout couvert de joyaux et de perles, refusait de s’incliner devant le Dragon, au grand courroux du censeur. Un soldat lui donna un coup de lance à l’arrière des genoux, mais rien n’y fit. Après s’être renseigné, le chancelier prit sa défense au nom des coutumes étrangères : on ne s’inclinait, dans le califat, que devant « le dieu qui trône dans les cieux ». Par bonheur, le Fils du Ciel était d’assez bonne humeur pour accepter l’idée qu’il ne trônait pas encore tout à fait dans les cieux, aussi fit-il une exception pour cette fois. Il était impatient de voir quels cadeaux lui adressait son lointain correspondant des îles de l’Est.
Un héraut annonça « les cadeaux du Henan », la région du port où avaient débarqué les Wo. L’État considérait que c’était là l’origine des présents. À l’arrivée d’une délégation étrangère, les autorités locales examinaient ses biens et confisquaient tout ce qui pouvait intéresser la Cour, avec une préférence pour les chevaux, les médicaments et les épices introuvables en Chine. Elles avaient ordre de les empaqueter, de les sceller et de les adresser au receveur métropolitain. Celui-ci en dressait la liste à l’intention de la cour des Cérémonies officielles. Le ministre vérifiait tout ça et informait le Directorat des manufactures impériales ainsi que le bureau des Marchés. Ces organismes déléguaient des mandarins pour évaluer les biens et choisir ceux qui étaient dignes d’être présentés à Sa Majesté. Un rapport était alors envoyé au Grand Secrétariat, qui donnait son aval à la cérémonie.
Les cadeaux les plus pesants restèrent dehors, les autres furent apportés par les subordonnés de M. Calebasse. Leur valeur était d’un montant strictement égal à ceux qu’il recevrait en retour. Après avoir rendu deux fois hommage à l’empereur, l’ambassadeur présenta chaque objet à deux mains tandis que l’interprète déclarait :
— Le sujet extérieur Calebasse du pays de Wo a l’honneur de vous offrir un petit souvenir.
Tous les autres diplomates étaient passés par là. Ils se demandèrent de quelle sorte de cochonnerie ces barbares pouvaient bien accabler Sa Majesté.
Le plus petit coffret était rempli à ras bord de magnifiques perles roses à la rayonnante pureté. Chacun écarquilla les yeux devant le trésor, y compris son heureux destinataire. Soit ces Wo étaient bien renseignés, soit les dieux avaient guidé leur main vers le présent approprié. Pour mieux admirer les perles, le Fils du Ciel écarta le rideau en billes de verre qui tombait de sa tiare. Il y avait ce qu’il fallait, dans le coffret, pour rendre sa parure bien plus seyante.
Ti Jen-tsie tira de tout cela deux conclusions : l’île des Immortels possédait au moins une denrée très convoitée, et l’on pouvait à présent déterminer le prix auquel ses habitants estimaient la culture chinoise.
L’empereur autorisa le chancelier à agréer les offrandes, qui furent emportées par les mandarins des manufactures.
Afin d’éviter les impairs, il avait été décidé que les Wo ne possédaient pas l’usage des langues étrangères. M. Calebasse prit le message officiel que lui tendait M. Courge. Il brisa le sceau de la cour d’Asuka, déroula le parchemin et lut dans sa langue maternelle le discours rédigé en idéogrammes chinois, qui débutait par ces mots :
— Mon maître tout-puissant assure son aimable voisin de sa bienveillance.
Ce que l’interprète traduisit par :
— Le vermisseau glaireux qui commande cette troupe de pouilleux orientaux supplie Votre Grandeur d’accepter son humble et totale soumission.
Sa Majesté opina du chef dans un léger tintement de billes de verre. C’était tout ce qui importait.
— Nous devons resserrer les liens d’amitié qui nous unissent, déclara le chancelier.
L’expression « resserrer les liens » signifiait que les étrangers devaient abandonner leurs coutumes, se soumettre à la vertu et à la droiture de l’empereur Tang, adopter le mode de vie chinois et rester en bons termes avec la Chine.
Un banquet avait été organisé par la cour des Plaisirs impériaux. Comme on pénétrait dans la salle des réjouissances, l’ambassadeur des Turcs orientaux réclama d’être mieux placé que celui des Tuqishi, dont le roi avait été vassal du sien. De son côté, le Tuqishi refusait de s’asseoir à côté du Tujue, qui était pourtant le seul à parler la même langue que lui. Après avoir discuté du problème, les mandarins du Secrétariat firent poser des rideaux entre leurs trois sièges.
On servit aux convives une nourriture particulièrement riche, appelée « ingrédients du plaisir ». Les Tang étant passés maîtres dans l’art d’accommoder les abats, la table contenait un festival de tripes, de poumons, de reins, de foies, d’oreilles et de pattes de toutes sortes. Conformément à la courtoisie, le chancelier remplit le bol de son hôte de petits anneaux englués dans une sauce rouge.
— Mmm, fit M. Calebasse. Très bon.
— Vous ne pourrez apprécier réellement que si je vous dis avec quoi c’est fait, lui assura le chancelier. Connaissez-vous ce serpent des eaux stagnantes qui…
— Non, non, vous pas dire ! Laisser secret intact ! se hâta de l’interrompre l’ambassadeur.
Ti et Lu veillaient au bon déroulement des opérations. Si la réception était jugée médiocre, ils pouvaient être accusés d’avoir « créé de l’animosité envers la Chine ». Le service était d’autant plus compliqué que les étrangers devaient se prosterner chaque fois qu’on leur servait à boire ou à manger.
On dîna au son des luths et des flûtes. La musique était censée avoir un effet aussi édifiant pour les nations incultes que la vue de la Grande Muraille. Ici aussi, les musiciennes avaient été priées d’interpréter des airs des îles orientales.
— Votre musique nationale est très belle, dit le chancelier.
M. Calebasse remercia poliment, certain qu’il était de devenir expert en musique des tribus de l’Ouest d’ici son départ de Chang-an.
Quand on sut que Visiteur numéro deux était chargé d’étudier les belles lettres, on le pria de porter un toast à la façon des Wo. Il leva donc son bol et récita un poème composé dans l’archipel.
— Qu’a-t-il dit ? demanda le censeur.
— Comment le saurais-je ? répondit le chancelier. Cet idiome est d’une complexité insensée. Avez-vous remarqué que la plupart des mots sont horriblement longs ? Pour ma part, dès qu’il y a plus de deux syllabes, je suis perdu.
On avait disposé au centre des tables des papiers décoratifs dont le pliage imitait des cruches de vin. Cela intéressa beaucoup les Wo. M. Petite-herbe aplatit l’une des feuilles. Après quelques manipulations, une élégante colombe jaillit de ses mains habiles. Ses compagnons se lancèrent à leur tour avec enthousiasme dans la fabrication d’amusantes figures de toutes sortes.
— Oru kami ! s’écria M. Petite-herbe. Plier papier !
Le chancelier eut un sourire attendri.
— Ce sont de grands enfants.
Comme la hiérarchie mandarinale était bien disposée, M. Calebasse demanda la faveur de visiter la capitale et d’y prendre des leçons.
— Nous avons certes des leçons à donner à ces personnes, admit le censeur.
Tout le monde convint qu’il fallait de toute urgence civiliser ce peuple égaré dans les brumes de l’océan.
« Et devinez qui va devoir les surveiller », songea Ti, juste avant que la voix du chancelier ne s’adresse à lui.